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Titre du blog : Le blog des Terminales L
Auteur : terminale-l
Date de création : 31-01-2008
 
posté le 09-03-2008 à 08:57:29

La Technique

 

  (d'après François Jourde,
agrégé de philosophie.)

 

 L'essentiel

 

    La technique, qui est une compétence fondamentale de l'homme (homo faber), est l'ensemble des moyens et des procédés permettant d'obtenir un résultat désiré. Elle s'appuie sur l'expérience ou sur la science. Tandis que l'art cherche des formes susceptibles d'une appréciation esthétique, la technique ne se soucie que d'utilité et d'efficacité.
Mais le résultat désiré peut s'accompagner d'effets non désirés (effets pervers), et la technique peut être mise au service des projets les plus déraisonnables. C'est pourquoi elle est perçue comme essentiellement ambivalente, autant bienfaitrice (technophilie) que dangereuse (technophobie). Son défaut vient sans doute de ce qui lui manque : elle ne porte que sur les moyens, et non sur les fins.
C'est pourquoi le jugement technique (sur le possible) doit s'ordonner au jugement éthique (sur le souhaitable). Il nous faut maîtriser notre maîtrise, et soumettre la compétence technocratique à la conscience démocratique.
 

A. La technique ou la pensée dans les mains
 
1. La technique vouée à l'efficacité et l'art au beau
 

    Originellement, technique est synonyme d'art. Le mot grec tekhnê, dont l'équivalent latin est ars, désignait en effet tout savoir-faire traditionnel permettant d'obtenir à volonté un résultat donné. La technique comprenait donc à la fois les pratiques utilitaires (les métiers, les habiletés) et les beaux-arts. C'est toutefois à partir du XVIIIe siècle que le mot ne désigne plus que l'activité utilitaire. Cette séparation entre l'art et la technique se justifie-t-elle ? Certes, l'art et la technique sont deux activités transformatrices. Mais tandis que la recherche de l'art ne porte que sur la forme, pour autant qu'elle suscitera une expérience esthétique (un plaisir sensible), la recherche de la technique ne porte que sur l'utilité et l'efficacité. L'art crée des oeuvres, nécessairement personnelles. La technique produit des moyens utiles et impersonnels. Le savoir-faire technique dérive soit de l'expérience ordinaire et de l'imitation (technique empirique), soit de la connaissance de règles d'action codifiées, soit d'un savoir scientifique, qui trouve dans la technique son application.

Notons enfin que la technique ne se limite pas nécessairement à la production d'objets, elle n'est pas seulement instrumentale. Elle peut aussi bien être corporelle (les usages du corps) qu'intellectuelle (les méthodes de pensée).

Bref, la technique, c'est l'ensemble des moyens et des procédés pour obtenir un résultat désiré. La technologie, c'est l'étude des techniques.

 

2. La technique : effet de la faiblesse ou de la puissance de l'homme ?

 

    L'homme est un être technicien. Dans un mythe rapporté par Platon (Protagoras, 320d-322b), la technique est le don du titan Prométhée à l'humanité, afin de la secourir de son originelle déficience face aux périls naturels. Car, dans son étourderie, Epiméthée ("celui qui comprend après coup"), que son frère Prométhée ("celui qui réfléchit à l'avance") avait autorisé à distribuer toutes les qualités aux créatures appelées à l'existence, avait oublié l'homme. Dépourvu de toute arme et de toute protection naturelle, l’"homme nu" aurait été promis à une destruction assurée, si Prométhée ne l'avait sauvé en dérobant aux dieux le feu de la technique et les "sciences propres à conserver la vie". La technique est donc ce par quoi l'homme se maintient dans l'existence et s'adapte à un environnement hostile. Elle le sauve de son originelle impuissance.

La technique s'enracine-t-elle vraiment dans l'impuissance et le dénuement originels de l'homme ? Aristote le conteste. Il voit au contraire l'origine de la technique dans la puissance de l'homme. En effet, l'homme dispose originellement d'une infinité d'outils, grâce à la polyvalence de sa main (Les Parties des animaux, § 10, 687b). Comme la nature "ne fait rien en vain", la main-outils correspond à l'intelligence supérieure de l'homme. L'homme est "l'être capable d'acquérir le plus grand nombre de techniques". La technique, déjà inscrite dans le corps même de l'homme et traduisant matériellement son intelligence lui permet de s'adapter à toute les situations.

 

3. L'outil, noces du corps et de l'esprit

 

    Si certains animaux sont, selon le vocable de l'éthologie (science du comportement) anglo-saxonne, des tool users (utilisateurs d'outils), seul l'homme est véritablement un tool maker (fabricateur d'outils). Des primates manifestent certes quelques compétences fabricatrices, mais elles sont sans commune mesure avec celles de l'homme. Les paléontologues parlent donc de l'homo faber et considèrent l'usage de l'outil comme un critère de l'humanité. L'outil implique des capacités intellectuelles et linguistiques développées ("la main libère la parole", dira le paléontologue André Leroi-Gourhan). En effet, concevoir un outil implique d'anticiper mentalement sur son utilisation, de déterminer sa forme et son matériau, etc.

Bergson affirme en ce sens que homo faber a précédé homo sapiens. L'intelligence est originellement technicienne, elle est l'aptitude à fabriquer des outils (voir le texte de Bergson [lien sur le texte de Bergson]). Il y a donc une relation intime entre l'activité technique et la réflexion théorique.

Et parce que la technique exige de procéder par détours pour transformer la nature, elle témoigne de la faculté qu'a l'intelligence humaine de prendre un certain recul par rapport à la réalité. Tandis que l'animal est seulement présent à la nature, l'homme est capable de se la représenter.

 

4. La technique et le temps du travail

 

    L'anticipation ou le projet présents en toute technique impliquent un dépassement du présent immédiat, donc le sens du temps : le détour technique, c'est déjà la temporalité du délai instauré entre le besoin ou le désir et sa satisfaction, dès lors différée. Fabriqués ou conçus en vue de la tâche à accomplir, les outils et les techniques sont aussi conservés une fois cette tâche accomplie ; ils sont perfectionnés et transmis aux générations suivantes. Les techniques sont donc inscrites dans l'histoire et la culture.

De même, la technique suppose le travail, cette activité astreignante faite en vue d'une autre et par laquelle le donné naturel n'est pas immédiatement utilisé tel quel, mais seulement après sa transformation (homo faber est donc aussi homo laborans). La technique, qui concourt à cette transformation, est donc une médiation entre l'homme et la nature.

 

5. Remarque : l'outil et la machine  

 

    Notons la différence entre l'outil et la machine. L'outil est le prolongement du corps (il lui est adapté) et de l'énergie physique. C'est un objet fabriqué (la pierre taillée, le marteau-piqueur…) qui sert à transformer un certain donné, généralement en d'autres outils. La machine est un dispositif mécanique permettant de transformer l'énergie reçue en une autre plus appropriée en vue d'un effet donné (par exemple, la poulie et l'ordinateur). La grande différence de la machine avec l'outil ne réside pas dans sa complexité, mais dans son degré d'indépendance par rapport à l'utilisateur, c'est-à-dire d'automatisme : "L'outil se prête à la manipulation, la machine à l'action automatique" (Lewis Mumford, Techniques et Civilisation). Elle utilise généralement pour cela d'autres formes d'énergie que la force musculaire.

Par son automatisme, et à la différence de l'outil, il est vrai que la machine ne prolonge pas le rapport de l'homme au monde et tend à s'y substituer. On croit parfois qu'elle tend à se substituer à l'homme lui-même ! Mais soulignons que cette tendance a sa limite, dans la mesure où toute machine reste dépendante de l'homme dans sa conception, sa fabrication et sa réparation (à l'inverse de l'autonomie de l'organisme vivant, elle ne se reproduit ni ne se répare elle-même : voir Kant, Critique du jugement, IIe partie, Section 1, § 65).

 

B. Grandeurs et misères de la technique

 

    L'ambivalence de la technique (aussi bienfaisante que dangereuse) a sans doute toujours été perçue par les hommes et leur imaginaire collectif. De ce fait, l'enthousiasme technophile ne se sépare jamais d'un effroi technophobe.

 

1. La technique comme transgression

 

    Si l'intervention technique met à distance la nature, c'est pour s'en assurer une plus grande maîtrise. Or celle-ci peut en être une grave agression et, pour l'homme, une transgression. D'où le lien entre technique et religion. Par exemple, dans nombre de sociétés traditionnelles (ou "primitives"), la chasse exige-t-elle toujours d'être précédée de rituels destinées à se concilier l'esprit des espèces animales dont on s'apprête à tuer l'un des représentants. De même, les forgerons et les alchimistes ont-ils fréquemment été perçus comme des individus "sacrés", c'est-à-dire à la fois respectables et dangereux, précisément parce qu'ils sont en contact avec les forces secrètes du feu et du sous-sol. N'oublions pas l'origine divine et sacrilège (un vol) de la technique, selon le mythe de Prométhée.

L'effroi technophobe trouvera son paroxysme dans la mythologie contemporaine, largement nourrie du roman de Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818). Le monstre y symbolise l'inquiétude d'une humanité dépassée par ses propres réalisations techniques, d'une technocratie (pouvoir technicien) incapable de maîtriser le produit de ses expériences. Il est vrai que les avancées des biotechnologies (projet Génome, clonage, OGM…), la prolifération des armes bactériologiques, du nucléaire et des dérèglements écologiques ne laissent pas de nourrir nos inquiétudes…

 

2. La technique comme libération

 

    Mais la technique nourrit également les plus grandes espérances, surtout depuis le début de l'époque moderne, où elle a fait de fulgurants progrès. Parce que savoir c'est pouvoir, la technique (qui veut les effets) doit s'allier à la science (qui sait les causes) : on ne "commande à la nature qu'en lui obéissant" (Bacon, Novum Organum, 1620). Par cette alliance, la technique pourra mettre toute sa puissance au service de l'homme, "en vue d'étendre les limites de l'empire de l'homme sur la nature entière et d'exécuter tout ce qui lui est possible" (Bacon, La Nouvelle Atlantide).

Descartes n'espère par moins de "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature" (Discours de la méthode, 1637, VI). Le projet cartésien entend peut-être au fond sauver notre existence de sa précarité originaire, c'est-à-dire une véritable restauration ontologique obtenue dès cette vie. Telle est l'ambition prométhéenne de parvenir au bonheur par une technique infaillible : "La nature n'aura donc plus pour nous aucun secret ; elle ne nous opposera plus aucune résistance ; nous n'y éprouverons plus aucune étrangeté : l'exil [de l'Eden, le paradis] prononcé par la Genèse alors aura pris fin. Nés proscrits, nous serons devenus les maîtres" (Nicolas Grimaldi, L'expérience de la pensée dans la philosophie de Descartes, Vrin, p. 86).

 

3. La technique comme drame métaphysique

 

    On peut penser que la technique est neutre en elle-même, qu'elle n'est qu'un moyen qui ne prend sa valeur que de l'usage qui en est décidé, c'est-à-dire de la fin qui lui est associée.

Mais on peut au contraire affirmer que la technique a une valeur propre, donc une finalité propre. Telle est la position de Martin Heidegger, qui ne voit pas dans la technique un instrument, mais une façon de se tenir par rapport à l'être, un mode du "dévoilement" de l'être. Or "le dévoilement qui régit la technique moderne est une provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer [son] énergie" (La question de la technique, in Essais et conférences, Gallimard, p. 11). L'essence de l'outil technique (par exemple, la centrale électrique) modifie l'essence de la nature (le fleuve, devenu simple fournisseur d'énergie). C'est l'"arraisonnement" (Das Gestell) de la nature "qui régit l'essence de la technique et qui n'est lui-même rien de technique" (p. 28), mais qui est métaphysique, et qui régit secrètement la façon dont toutes les choses nous apparaissent. Il empêche la sagesse contemplative du laisser-être (Gelassenheit)…

Objectons que si le danger découle de l'inévitable déploiement de l'essence de la technique, l'homme se trouve pour le moins dépossédé de toute responsabilité comme de toute maîtrise véritables. On peine, dès lors, à concevoir une morale !

 

4. "Bienvenue dans un monde… de brutes ?"

 

    Concédons cependant que la technique modifie notre rapport aux autres comme au monde. Marx montre comment elle modifie les rapports sociaux, à travers l'évolution des forces productives. Rousseau montre comment elle modifie nos manières de penser et de sentir (cf révolution de l'imprimerie). Mais le progrès technique n'engendre pas nécessairement le progrès (amélioration) dans les relations humaines (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1755, 2e partie).

Il est également vrai que la technique instaure un rapport utilitaire au monde. Notre contact à la nature et à la société est médiatisé par d'innombrables dispositifs techniques (aujourd'hui, par exemple, la télévision et le cellulaire). Et face à l'alliance du credo techniciste et du productivisme, qui courbe dans l'urgence les esprits vers la performance et le pragmatisme, la pensée méditante et la contemplation esthétique font parfois figure d'actes de résistance…

 

C. Technique et responsabilité : maîtriser notre maîtrise

 

1. La fin de l'homme, ou les fins de l'homme ? L'exigence d'une éthique face à la mise en péril de l'humanité

 

    Par les effets de la technique sur la biosphère, c'est aujourd'hui la perpétuation même de l'humanité qui se trouve menacée. L'enjeu éthique est désormais la responsabilité de sauvegarder les conditions d'existence du genre humain. On peut dès lors en appeler à une nouvelle éthique, que Hans Jonas détermine comme éthique de la responsabilité, dont il propose pour maxime : "Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre". Cette éthique doit s'articuler sur une politique publique de contrôle de la technique.

 

2. La technique ne marche pas toute seule

 

    Tout éthique de la technique exige de refuser son autonomie : affirmer que sa logique interne doit se soumettre à la volonté humaine.

Il faut comprendre que l'homme n'est pas livré à la toute-puissance de la technique, car celle-ci est œuvre humaine. Derrière les choses, il y a toujours les hommes. "L'initiative ne peut venir que de [l'humanité], car c'est elle, et non pas la prétendue force des choses, encore moins une fatalité inhérente à la machine, qui a lancé sur une certaine piste l'esprit d'invention" (Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, p. 328). Mais il ne faut pas occulter que la puissance de la technique est avant tout celle du marché, et sa logique réelle celle du capital. Ce n'est donc pas la rationalité technique qui décide des techniques dominantes. Bref, la technique cache des rapports entre des hommes.

 

3. Jugement technique et jugement éthique

 

    Enfin, il faut saisir la logique de la technique : c'est celle de la réalisation de tout le possible. Le jugement technique se rapporte strictement aux moyens susceptibles d'atteindre une fin quelconque. La technique ne se pose pas la question du pourquoi, mais seulement du comment. Or ce n'est pas parce que l'on peut que l'on doit ! Le jugement technique, qui porte sur les moyens de l'action, doit être soumis au jugement éthique, qui porte sur les fins et les valeurs de l'action.

 

4. La démocratie contre la dérive technocratique

 

    S'"il n'est pas douteux que les premiers linéaments de ce qui devait être plus tard le machinisme se soient dessinés en même temps que les premières aspirations à la démocratie" (Bergson, ibidem), il faut cependant reconnaître que la technique pose aujourd'hui un grave problème à l'exercice de la démocratie. Le danger politique et moral des société techniciennes et technocratiques est de voir le citoyen progressivement dépossédé de certaines de ses responsabilités. Les grandes décisions techno-socio-économiques courent le risque de ne plus être élaborées ni même influencées par les citoyens, mais par des techniciens : c'est la souveraineté des experts, l'expertocratie (notamment dans les grandes organisations nationales ou internationales aux membres nommés et non élus) Si le citoyen est renvoyé à la sphère privée, peut-il encore maîtriser ou seulement influencer le devenir des techniques ?

Contre le nouveau despotisme éclairé de la technocratie des experts, il faut réaffirmer le besoin de la démocratie, c'est-à-dire le besoin de se décider en relative méconnaissance de cause ! "La démocratie, c'est un régime d'experts dirigé par des amateurs" (Raymond Aron) : on peut assumer cette définition si l'on se rappelle que la démocratie, c'est donc le régime où la conscience prime sur la compétence. Par l'exercice de la démocratie, il s'agit de refuser toute extra-territorialité politique et éthique à la technique.

 

5. Remarque sur la technoscience

   

    L'exercice démocratique implique aussi la science, non pas bien sûr dans ses énoncés (qui, se soumettant à la vérité, ne sauraient se soumettre au débat politique ni aux valeurs morales), mais dans ses champs de recherche. Car la science se trouve désormais intimement imbriquée avec la technique, dans ce que l'on nomme la technoscience. Par ce terme, il faut entendre 1) l'implication de la technique dans la science et 2) la fécondation de la technique par la science. La technoscience est l'impossibilité actuelle de distinguer la recherche fondamentale de la recherche appliquée.

 

N. 

 

Commentaires

xmarmottex le 03-04-2008 à 21:10:02
hum ca c un seul cour ???? lol